Quentin Rodriguez a publié :
Ça ressemble à un manuel : comment faire basculer une démocratie dans un régime fasciste ? Fascinant et terrifiant à la fois. Personnellement, j'ai été terrifié lors de la victoire de Trump en novembre dernier, sachant fort bien que tout cela allait s'ensuivre. Maintenant l'action commence, il n'est plus temps d'avoir peur. Il faut comprendre, analyser, informer, s'organiser, riposter.
L'objectif dans l'installation d'un régime fasciste, c'est de déborder l'État de droit, pour le rendre caduc, inopérant. De rendre le pouvoir insaisissable car on ne sait plus où il est, ce qu'il a le droit ou non de faire, ce qu'il fait, ni qui agit ou pas en son nom. La prise de contrôle foudroyante de l'ensemble des administrations fédérales américaines par Elon Musk au cours de la semaine écoulée en est une illustration éclatante. Dans la communication du nouveau président, Musk est annoncé comme à la tête d'un "ministère de l'efficacité de l'État" (Department of Government Efficiency, DOGE), en théorie chargé de la réforme de l'État. Mais dans le texte du décret ayant nommé Musk, ce DOGE n'est en fait pas créé comme un véritable ministère, contrairement à ce que son nom indique (department aux US désigne normalement les ministères). Car les ministres ne peuvent entrer en fonction qu'après leur audition publique par le parlement, une déclaration publique des liens d'intérêt éventuels de la personne nommée, un engagement juridiquement contraignant à respecter toute une série de règles éthiques servant à prévenir les conflits d'intérêts ou le détournement de leurs fonctions et garantir la transparence de leur activité pour les citoyens.
Le DOGE n'étant un ministère que par le nom, mais pas par le statut juridique, l'administration Trump affirme qu'Elon Musk n'a pas à se soumettre à cette procédure. S'il avait le rang de ministre, il n'aurait par exemple pas pu conserver la direction de ses entreprises qui vivent de contrats de l'État américain (Space X, Tesla...).
Mais alors quel est le statut de ce pseudo-ministère ? Et bien on en sait trop rien, précisément. La presse américaine se perd en conjectures et tentatives d'éclaircissements, et de nombreux recours judiciaires ont déjà été déposés pour questionner la nature juridique de cet objet non identifié. Il a été défini comme un genre de commission d'audit externe à l'administration, mais la direction des services numériques de l'État fédéral lui a été rattachée, et de toute façon il n'a pas été créé sous le régime des "advisory commissions" (commissions consultatives indépendantes) car elles disposent, elles aussi, d'un cadre juridique encadrant leurs activités, même s'il est plus souple que celui des ministères.
Comme ce n'est pas officiellement une administration ministérielle, le DOGE n'a pas d'obligation de publier son organigramme. Aucune liste officielle de ses membres, de leurs fonctions et pouvoirs respectifs, n'existe ! Heureusement, la presse libre existe encore aux États-Unis, et des médias ont publié l'identité d'un certain nombre de ces "DOGE kids", aussi surnommés "les laquais de Musk" par la presse. Ça a faché tout rouge le néonazi sud-africain, qui avait revendiqué l'anonymat pour les personnes qu'il a recruté au sein du DOGE. Pour les noms que l'on connait, ils s'agit d'une bande de sales gosses ayant la vingtaine, vaguement diplômés, ayant pour seule expérience professionnelle des stages au service de Musk ou de Peter Thiel. L'un d'entre eux, Marko Elez, a déjà été épinglé pour des propos ouvertement néonazis. Je cite :
« Just for the record, I was racist before it was cool »
(Pour info, j'étais raciste avant que ça devienne tendance), en juillet 2024, ou
« I just want a eugenic immigration policy, if that too much to ask » (Je veux juste une politique d'immigration eugéniste, si c'est pas trop demander.), en décembre dernier, tout en réclamant le retour de la ségrégation raciale.
(réf. : https://www.npr.org/.../nx-s1.../elon-musk-doge-treasury)
(Il a démissionné, puis le vice-président J.D. Vance a dit sur X qu'il ne fallait pas "ruiner la vie de ce gamin pour ça", et enfin pour clôturer le spectacle, Musk a fait un sondage sur X en demandant s'il devait être réintégré, ce qui, évidemment, a été fait.)
On comprend qu'il ait tapé dans l'œil du boss au bras tendu.
Pour se rendre compte du traumatisme pour l'État américain qu'a été cette semaine, il faut comprendre que des fonctionnaires du Trésor, du ministère du travail, de la NOAA (l'équivalent de Météo-France), de la sécurité sociale, etc. se sont retrouvés convoqués dans des réunions en visio avec ces "DOGE kids", ANONYMES, caméra éteinte, ne donnant qu'un prénom en guise d'identité, utilisant divers alias email, mais investis du pouvoir de recommander le licenciement de chacun d'entre eux. Certains directeurs de service ont refusé de leur obéir, et ont été remerciés dans les 24h par décret présidentiel.
Mais comment est-ce possible que des agents gouvernementaux agissent de façon anonyme ?!
Et bien, le DOGE n'étant pas tout à fait une administration ministérielle, ses membres n'ont pas non plus le statut d'agent public américain ! La Maison-Blanche a déclaré que Musk lui-même – et il semblerait que ce soit le cas de tout ou partie de ses laquais – agissait en tant que "unpaid special government employee". (https://www.bbc.com/news/articles/c23vkd57471o)
"Special government employee" est un statut de collaborateur occasionnel de l'État, comme une personnalité extérieure chargée de produire un rapport quelconque avec une relative indépendance (en principe). "Unpaid" signifie bien sûr que cette activité est "bénévole". Cela signifie que Musk et ses sales gosses agissent, au cœur de l'État, comme des agents extérieurs à l'administration. Pour les "DOGE kids" également "bénévoles" (cela a été établi au moins pour certains d'entre eux), comme ils sont tous des employés de Musk ou de Thiel, cela signifie probablement qu'ils sont en pratique "mis à disposition du DOGE" par les sociétés de Musk ou Thiel – elles-mêmes, je le rappelle, ne vivant que par les contrats et subventions de l'État américain...
Dans l'idée de Musk, Trump, et des Républicains, le rôle du DOGE est d'agir comme un commando de consultants "cost-killers", dont la liberté d'action est garantie par le fait qu'ils sont totalement extérieurs à l'entreprise (ici, l'État) à "dégraisser". Bref, on fait appel à des mercenaires pour que le sale boulot soit fait de façon brutale sans le moindre état d'âme. C'est ce qu'un sénateur républicain expliquait tranquillement à la BBC :
« They're a little more untethered to the bureaucracy itself and to the systems that slow processes down around here. I think the lack of parameters is part of what will make them effective. »
(Ils sont un peu plus détachés de la bureaucratie elle-même et des systèmes qui ralentissent les processus ici. Je pense que le manque de paramètres [de leur action] fait partie de ce qui doit les rendre efficaces.)
C'est là qu'on arrive à leurs missions. Elles sont tout aussi floues que la nature de leur entité et que leur statut professionnel. Officiellement, le DOGE doit réaliser un genre d'audit de tout l'État fédéral, et faire des propositions de coupes budgétaires drastiques au président Trump, en ciblant en priorité toutes les opérations qui iraient à l'encontre de la nouvelle doctrine : le changement climatique n'existe pas, les personnes trans n'existent pas non plus, tous les immigrés sont des criminels (sauf ceux qui sont milliardaires 🤡), etc. Comme c'est piloté par Musk, la porte d'entrée officielle pour cette action est d'étudier le remplacement de politiques fédérales entières par des logiciels d'IA. 4 "Musk lackeys" sont installés dans chaque ministère et agence fédérale. Il est demandé à l'administration de leur fournir un accès administrateur total à leurs systèmes informatiques, ce qui dans certains cas au moins est probablement illégal. Mais comme dit plus haut, les directeurs qui ont refusé ont été démis de leurs fonctions aussi sec. On sait par des témoignages anonymes d'agents sur place qu'ils lancent notamment sur les systèmes d'information fédéraux des fouilles de données (data mining). Il est tout à fait possible que des données soient ainsi massivement transmises à des serveurs d'IA appartenant à Musk, car personne n'est en mesure de superviser l'utilisation qu'ils font de leurs accès absolus.
Le rêve néolibéral ultime : hacker l'État de l'intérieur, littéralement.
Les syndicats américains sont les plus réactifs : ils organisent des manifestations devant les ministères "attaqués", et déposent recours sur recours. Ils ont ainsi réussi à obtenir une injonction temporaire restreignant l'accès du Marko Elez mentionné plus haut, au système de paiement de l'État fédéral. Ce nazillon de 25 ans avait en effet obtenu un accès en écriture au système de paiements de l'État, et d'après le média WIRED, aurait tenté d'introduire des modifications directement dans le code. (https://www.wired.com/.../elon-musk-associate-bfs.../) Dans ce cas, il s'agissait peut-être de couper immédiatement tout versement à l'agence de développement USAID que Musk a annoncé vouloir tout simplement fermer. Seul le Congrès peut en principe valider une telle décision, et de toute façon de nombreux contrats en cours doivent être honorés, quand bien même l'administration Trump obtienne la fermeture de l'agence. C'est donc pour court-circuiter ces embêtements que le "DOGE kid" en question aurait tenté de, littéralement, pirater le logiciel de paiement de l'État américain.
Pour le ministère du travail, les syndicats ont eu moins de chance car le juge saisi a refusé de prendre une injonction similaire. Un autre laquais de Musk est donc en ce moment même en train de consulter, et peut-être tripatouiller, les données du ministère sur toutes les entreprises qui ont été contrôlées... que ce soit les entreprises de Musk... ou celles de ses concurrents. Un autre sbire mouline également des algorithmes dont personne hormis Musk ne connait la teneur au sein du ministère de la santé et de la sécurité sociale, qui contiennent les données de santé de millions d'américains.
Mais pour finir sur une note d'espoir : si la prise de contrôle a été foudroyante, pour la discrétion ça ne s'est sûrement pas passé comme Musk l'espérait. L'émoi public et le remous médiatique causés sont leur talon d'Achille. Mettre en pleine lumière, attirer l'attention des masses, défendre les institutions légales, organiser une mobilisation populaire : c'est ça qui pourra les stopper. Un pouvoir trop ouvertement oligarchique est toujours impopulaire et fragile. Que Musk soit devenu aussi visible, et aussi visiblement puissant, ne manquera pas de hâter la rupture inévitable entre Trump et lui. Enfin, parmi la base MAGA populaire qui est derrière Trump, une grande part déteste déjà cordialement Musk, ce qui ne va pas aller en s'arrangeant. Un discours de classe comme celui porté par Bernie Sanders pourrait avoir d'autant plus d'espace pour reconfigurer largement l'espace politique que Musk sera visiblement puissant.