pezronf on baisse encore le budget de la recherche
C'est la cata totale, on est en train de détruire (il n'y a pas d'autres mots) le CNRS. Et aussi les universités dont 80 % sont dans le rouge.
Mais tout ceci est une politique planifiée, depuis des années. Et très stratégiquement.
Afin de tout privatiser.
Franchement, j'ai envie d'aller cramer l'Elysée, Matignon et d'autres.
Billet par des observateurs avisés. Ce texte est long mais il mérite d'être lu car il expose une stratégie bien huilée qui n'est pas à l'oeuvre que dans la recherche publique: casser lentement, méthodiquement, un service public, bien souvent avec l'assentiment volontaire de certains de ses membres, et faire avancer les pions du privatisation des biens publics:
Les réformes sont globalement cohérentes et s’inscrivent dans un projet de transformation continu, explicité dans des rapports ou lors de tables rondes, mais que la segmentation en mesures techniques rend peu lisible. C’est la stratégie dite de « réforme incrémentale » décrite et recommandée par MM. Aghion et Cohen en 2004. Une réforme est lancée lorsqu’une « fenêtre de tir » le permet. C’est ainsi que la haute fonction publique ministérielle qualifie la conjonction entre opportunité politique et faible potentiel de mobilisation contestataire. Les « ballons d’essai » servent ainsi à estimer la capacité de propagation de la colère au-delà de la frange critique. En cas d’alerte, une séance de pédagogie ministérielle infantilisante est organisée, pour qualifier de « procès d’intention » toute analyse qui reconstitue la place de cette réforme incrémentale dans le projet de transformation à 20 ans.
D’où vient l’idée des KeyLabs ? Il y a 20 ans, des économistes schumpétériens ont théorisé le fait qu’il fallait concentrer toute l’activité de recherche française au sein de dix universités conçues comme des entités privées. Les autres établissements étaient destinés à l’enseignement professionnel ou à jouer le rôle des Colleges étatsuniens. De fait, affichaient-ils, un tel système consommerait beaucoup moins d’argent public puisque ces collèges d’enseignement supérieur pourraient employer des enseignants contractuels à temps plein — pas de recherche et deux fois plus d’enseignement que ce que prévoit le statut des universitaires titulaires. Mieux, les Collèges Universitaires qui s’adapteraient le mieux à ce changement de doctrine pourraient eux-même être privatisés, s’ils s’avéraient suffisamment rentables. La concentration des « meilleurs » chercheurs et des moyens dans quelques établissements devaient garantir une amélioration fulgurante de la production scientifique, et engendrer un choix de croissance économique proprement schumpétérien. Les rares données affichées à l’appui de cette théorie étaient constituées de graphiques bidons figurant des corrélations médiocres entre indicateurs dépourvus de toute scientificité. Théorie donc dépourvue de tout fondement rationnel.
Pour comprendre les KeyLabs, il faut penser en réformateur : produire une séquence cohérente de réformes segmentées de sorte qu’aucune ne mette à la rue les étudiants ni ne perturbe le silence des charentaises du monde savant. Comment construire ces dix universités de recherche susceptibles de s’auto-financer par des frais de scolarité élevés, et privatisables en période de « crise » ? C’est évident : vous devez d’abord casser les capacités de résistance en dépossédant les universitaires de toute décision concernant l’enseignement et la recherche (priorités scientifiques, recrutements, budgets, etc.). Cela suppose de promouvoir une nouvelle classe gestionnaire, bureaucratie issue encore de la communauté académique, dont l’intérêt personnel contribue à servir les objectifs de l’idéologie prônant une marchandisation de l’ESR. A titre d’exemple, on lira avec profit la violence de la charge du rapport du Hcéres contre l’assemblée des professeurs du Collège de France, qui en est l’instance souveraine décidant, trois fois par an, des grandes orientations de l’établissement.
L’étape suivante consiste à casser le statut de fonctionnaires, au profit de contrats dérégulés, négociés au cas par cas. Pour fabriquer le consentement, voire la coproduction par les universitaires et les chercheurs, la parole managériale doit adopter un style fait de storytelling, d’énoncés cotonneux, niant tout antagonisme, donc user d’antiphrases : la dépossession, on la qualifiera d’« autonomie », la dérégulation statutaire d’« harmonisation » entre chercheurs et enseignant-chercheurs, et la médiocrité bureaucratique de « politique d’excellence ». En parallèle, on amorce le déplafonnement des frais d’inscription, de sorte à structurer les établissements en entités capables de générer du profit. Tout est mûr alors pour organiser un mercato des chercheurs de sorte à les concentrer dans les dix universités de recherche « intensives » ou « excellentes » — celles qui permettront ensuite un accroissement des frais d’inscriptions en Master. Ici, il faut diviser : flattez l’ego des chercheurs que vous désignerez comme « excellents » pour qu’ils vous appuient dans vos réformes avant d’en être eux-mêmes les acteurs et les victimes. C’est très exactement le stade où nous sommes arrivés, et dont l’opération Keylabs est une pièce essentielle..
On pourrait s’étonner de l’incapacité des middle-managers, par exemple les présidents de tel ou tel établissement, à voir qu’ils contribuent activement à des initiatives favorisant le démantèlement général, y compris quand ils se croient opposés aux réformes. C’est pourtant tout le sel de cette marche au désastre que de faire produire le mal par ses futures victimes, soigneusement enrôlées dans ce « projet » qu’est la grande comédie de la réforme. Telle est par exemple l’effet principal de la baisse des moyens que la bureaucratie du CNRS s’est habituée à consommer en pure perte. Cette coupe ne représente qu’une économie dérisoire pour l’État, mais elle enclenche un mouvement : la bureaucratie du CNRS, pour préserver son argent de poche, prélève dorénavant 10% des ressources propres banalisées des chercheurs. En retour, cette mise sous tension des unités favorise la généralisation des indicateurs quantitatifs de productivité et d’excellence. Elle produit simultanément le recrutement de bureaucrates supplémentaires de catégorie A, avec un enrobage du style « assistants de pilotage » ou « directeurs adjoints administratifs » lorsque les unités demandent des informaticiens, des gestionnaires, des ingénieurs réseaux, des techniciens. Ces postes n’ont pas d’autre raison d’être que l’instauration d’un contrôle managérial, visant à entraver la sagesse qui fait tenir la machine jusqu’à présent, ce bricolage dont les « professionnels » de la bureaucratie ne parlent qu’avec dégoût. Différents laboratoires ont ainsi fait part de comportements de commissaires politiques ataviquement hostiles à la liberté académique. Alarmés par la nouvelle du projet Keylabs, même les scientifiques les plus soucieux du bien public auront le réflexe humain de regarder si leur unité est dans la liste — alors même que les laboratoires épargnés aujourd’hui ont vocation à être sacrifiés d’ici deux ou trois ans.
Si les personnes que cette évolution cible, rendues anxieuses par la pénurie et par la pression des indicateurs, en arrivent à désirer elles-mêmes ce qui les écrasera, le paroxysme de la dépossession est atteint. La servitude volontaire règne en maître. C’est pour éviter cet enfermement et cette approbation de ce qui nous écrase que nous ne devons jamais oublier le point de fuite des réformes en cours : constituer un authentique marché de la connaissance et assembler 10 universités complètes de rang mondial dégageant du profit, libérant une croissance supposément schumpéterienne, et limitant au passage l’accès à la connaissance.
source: https://rogueesr.fr/category/billets/