Article de Télémescouilles
Par Richard Sénéjoux
«C‘est l’enquête la plus compliquée de toute ma carrière », reconnaît Virginie Vilar, mi-soulagée, mi-anxieuse. Soulagée car, quand nous rencontrons la journaliste de Complément d’enquête, ce matin pluvieux d’octobre, non loin de France Télévisions, à Paris, son portrait de l’animateur Cyril Hanouna est quasi bouclé — il est diffusé jeudi 30 novembre sur France 2. Anxieuse, aussi, car elle se sait très attendue. « Tout le monde en parle depuis des mois, j’ai hâte que l’enquête soit diffusée pour pouvoir passer à autre chose », dit celle qui a travaillé dix ans pour Envoyé spécial (où elle a notamment enquêté sur les accusations d’agression sexuelle et de viol contre Nicolas Hulot), avant de rejoindre l’émission présentée par Tristan Waleckx.
Ce dernier confirme : « Les déchets nucléaires, le portrait du patron de Wagner Evgueni Prigojine ou du secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler… aucun de ces sujets sensibles n’est simple à réaliser. Il nous arrive de recevoir des coups de fil désagréables, des courriers d’avocats, voire des menaces de mort. Rien de tout ça cette fois-ci, mais une pression médiatique sans précédent. » Qui a démarré sur les chapeaux de roue, en janvier 2023.
C’est la première fois qu’une personne sur laquelle on enquête annonce qu’elle va nous faire disparaître de l’antenne.
« Au début de mon enquête, j’envoie un mail commun à Cyril Hanouna, son assistant et son producteur, pour demander s’il souhaite participer au portrait, raconte Virginie Vilar. Pas de réponse mais, le soir même, l’animateur fait cette annonce théâtrale dans son émission Touche pas à mon poste ! : « J’ai l’honneur d’un Complément d’enquête ! » C’est totalement inédit et, pour tout dire, très malaisant : la terre entière sait que vous commencez une enquête, et votre sujet dispose de deux heures d’antenne chaque soir ! Il montre ses muscles, c’est du rapport de force direct. » Sollicité, l’animateur de C8 n’a pas souhaité répondre à nos questions.
La pression n’a pas cessé depuis, sous des formes et à des fréquences variées. « Fin avril, c’est la chroniqueuse Valérie Benaïm qui a été désignée pour me rencontrer. On se voit et, là encore, elle répète à grands traits dans l’émission du soir ce qu’on s’est dit. Hanouna embraye en disant qu’on galère à trouver des témoignages, que personne ne veut me parler… Le 22 mai, quand je vais au procès qu’Arthur lui a intenté pour dénigrement et que je parle aux avocats, il pète littéralement un plomb le soir même dans l’émission. » C’est la fameuse séquence où Hanouna déclare que « dès qu[’il met son nez quelque part, [il fait] tout péter » et menace tout simplement de faire supprimer Complément d’enquête. « C’est la première fois qu’une personne sur laquelle on enquête annonce qu’elle va nous faire disparaître de l’antenne, poursuit Tristan Waleckx. Mais cet épisode a plutôt conforté notre approche : Cyril Hanouna se présente en parrain du PAF. »
L’émission — que nous n’avons pas vue à l’heure où nous écrivons ces lignes — entend ausculter sa trajectoire originale : après des années d’échecs, l’animateur de 49 ans jouit aujourd’hui d’une aura et d’un pouvoir démesurés, qui vont bien au-delà du seul groupe Bolloré-Canal+ et s’appuient notamment sur son armée de fidèles en ligne. Faire parler les gens face caméra n’a pas été chose facile. « J’ai essuyé des dizaines de refus, confie Virginie Vilar. Certains disaient avoir peur des représailles… Une source nous a demandé des précautions façon mafia, avec protection, messagerie cryptée, lieu secret… Totalement dingue ! »
Le 23 mai, nouvelle offensive à l’antenne : le chroniqueur Bernard Montiel affirme sur le plateau de C8 que Virginie Vilar a payé des faux témoins pour son enquête. « C’est totalement faux. On aurait pu attaquer en justice et être quasiment sûrs de gagner. Mais on aurait pu nous reprocher d’avoir un contentieux avec eux », affirme Tristan Waleckx. Ces allégations ne sont pas sans rappeler celles de Vincent Bolloré, au sujet des travailleurs mineurs camerounais témoignant dans le portrait que l’émission lui avait consacré en 2016.
Il a aussi fallu affronter des pressions plus sourdes, plus sournoises. À l’image de l’embauche, à la rentrée, parmi les chroniqueurs, de l’ex-présentateur de Complément d’enquête Jacques Cardoze, qui s’est depuis fait un plaisir de démolir son ancienne maison. Il préparerait même une contre-enquête censée révéler les dérives de l’émission et du service public. Et serait épaulé, selon nos informations, par Rizlaine Sellika, coréalisatrice en 2022 d’un sujet sur les influenceurs pour… Complément d’enquête.
« On est vraiment tombés de l’armoire, d’autant que, les mois précédents, Jacques Cardoze avait fait des propositions de sujets et d’émissions à France 2, raconte Hugo Plagnard, l’autre rédacteur en chef de Complément. Dans TPMP, il nous a traités d’« islamo-gauchistes », accusés de ne jamais enquêter sur la gauche… Pas de chance, quelques jours après, nous diffusions le portrait de la députée LFI Sophia Chikirou, proche de Jean-Luc Mélenchon. »
Jacques Cardoze, transfuge de France 2 passé sur C8. Ici, le 18 novembre 2023.
L’équipe de France 2 a aussi redouté d’être confrontée à des fake news ou à des faux témoins destinés à décrédibiliser l’enquête. « Cyril Hanouna est un pro de la caméra cachée, on a été extrêmement vigilants, explique Tristan Waleckx. On s’est dit qu’il tenterait peut-être de nous piéger sur d’autres enquêtes ou émissions de France 2. » Virginie Vilar détaille : « J’ai perdu beaucoup de temps à démonter les rumeurs et les fausses pistes, le personnage Hanouna suscite beaucoup de fantasmes. Son équipe nous a conseillé une liste de personnes à contacter qui n’avaient pas grand-chose à dire, si ce n’est relayer la parole officielle, à l’image de sa coiffeuse. » Après seulement deux échanges, celle-ci ira un soir sur le plateau pour dire qu’elle est quasi harcelée par la journaliste de France 2 !
Plus inquiétante, cette rencontre informelle dans un café avec le producteur de TPMP, Lionel Stan, qui lui affirme disposer d’un contact à France Télé susceptible de le renseigner sur les pistes suivies. « Plus tard, une source interne à l’émission m’a indiqué que la liste des personnes que j’avais rencontrées circulait au sein de la production. Elle me l’a lue, tout était exact. Je me suis dit que j’étais sur écoute ! » poursuit Virginie Vilar, qui n’exclut pas que des sociétés d’intelligence économique aient été de la partie. Parano, l’équipe de Complément d’enquête ? Juste méfiante : début 2022, Mediapart a révélé qu’une taupe au sein de France Télévisions avait fait fuiter auprès de Vincent Bolloré le contenu du portrait que lui consacrait l’émission le 7 avril 2016, deux jours avant sa diffusion.