L'article en question :
Entre projets totalitaires et délires mystiques : plongée dans les cerveaux tourmentés des broligarques
LA CONJURATION DES TECH BROS (3/5) -
Derrière la volonté de pouvoir des broligarques se cache une pensée autoritaire, et la conviction que la démocratie a vécu.
Par Frédéric Filloux (Journaliste spécialisé dans la tech, les médias et l'intelligence artificielle)
Publié le 23 juil. 2025 à 07:22Mis à jour le 23 juil. 2025 à 13:36
Curtis Yarvin est déçu. Pour l'inspirateur favori des tech bros, Donald Trump ne tape pas suffisamment fort. Il espérait un exécutif bien plus offensif dans le démantèlement de l'hydre bureaucratique. Yarvin avait même théorisé l'action nécessaire avec son programme Rage (Retire All Government Employees) qui a inspiré Doge, le département de l'Efficacité gouvernementale piloté par Elon Musk.
Si la carrière du patron de Tesla et de SpaceX s'est terminée en supernova, ses hommes restent aux commandes (informatiques) de l'Etat. La nouvelle équipe à la tête du Doge devrait très certainement inclure Joe Gebbia, cofondateur d'Airbnb, plus réfléchi que Musk. Néanmoins, pour Yarvin, Doge n'a fait qu'ébaucher le travail. Il le compare à « un orchestre de chimpanzés essayant de jouer du Wagner ». Lui préconise une élimination des structures gouvernementales et leur remplacement par une monarchie éclairée par la lumière d'un grand patron issu de la tech - Marc Andreessen aurait, selon lui, le profil idéal.
Yarvin, le penseur de la broligarchie
A 52 ans, ce programmeur californien au look de chroniqueur de rock émergeant d'une after s'est imposé comme le penseur en chef de la broligarchie. Tous louent la radicalité de sa vision. Pour Peter Thiel, il est le « philosophe maison » ; Yarvin affirme d'ailleurs le « coacher » et le considère « pleinement éclairé ». Andreessen voit en lui « un excellent ami » ; jusqu'au vice-président J. D. Vance qui le qualifie avec bienveillance de « fasciste réactionnaire ».
Le vice-président américain avait d'ailleurs repris une idée yarvinienne en 2021 en déclarant : « Il faut virer chaque cadre intermédiaire de la bureaucratie, chaque employé gouvernemental et le remplacer par des gens à nous. Et lorsque le pouvoir judiciaire s'en mêlera, ce qui ne manquera pas d'arriver, il faudra prendre le peuple à témoin. »
J. D. Vance et la confrérie des tech bros considèrent que la démocratie a vécu et qu'elle doit être remplacée par une autocratie technoïde issue des « Lumières obscures » (Dark Enlightenment) que Yarvin a propagée dans ses écrits.
Ceux-ci sont souvent confus, filandreux, davantage des épanchements de conscience que des constructions intellectuelles rigoureuses. Ils sont lestés des pires divagations totalitaires. Comme en 2008, lorsqu'il préconise de recycler les personnes « non productives » en « carburant biodiesel pour les bus municipaux ». Plaisanterie, argue-t-il. « Personne n'a envie d'emprunter des transports publics fonctionnant, même partiellement, avec les restes d'une sous-classe. Mais il nous faut trouver une alternative humaine au génocide. »
Et Yarvin d'imaginer pour les récalcitrants « un confinement solitaire permanent » augmenté par de la réalité virtuelle afin que les rééduqués ne sombrent pas dans la folie « en les projetant dans un monde imaginaire ».
Le fait que ces délires aient pu infiltrer jusqu'à l'élite de la tech américaine sans qu'aucun tech bro ne prenne ses distances reste un mystère. La première tentative d'explication est que ces idées ont été reprises (ou précédées) par des acteurs plus sensés que Yarvin, lequel n'a fait que leur apporter un emballage outrancier. Et l'outrance est ce qu'il y a de plus efficace pour une dissémination à l'ère numérique - comme l'ont démontré les réseaux sociaux.
La croyance dans une nouvelle société techno-centrée
Tout ce fatras idéologique est nourri par une abondante littérature qui ne date pas de l'ère Trump. Sans même parler d'Ayn Rand et de sa célébration de l'individualisme, ou de René Girard, grand influenceur de la galaxie Thiel, plusieurs essayistes avaient tracé les grandes lignes d'une nouvelle société techno-centrée.
En 1997, James Dale Davidson et William Rees-Mogg publient « The Sovereign Individual » (Simon & Schuster, non traduit), qui apparaît aujourd'hui comme une feuille de route de la broligarchie. Il sera d'ailleurs recommandé par nombre d'entrepreneurs et d'investisseurs de l'époque ; vingt ans plus tard, il est réédité et préfacé par… Peter Thiel.
Avec une remarquable prescience, le livre prédit l'arrivée des monnaies virtuelles, le déclin des Etats-nations et l'émergence d'une nouvelle classe dirigeante issue de la tech. Les auteurs prédisent aussi la fin des impôts (une idée évoquée par Trump) et la disparition de toute contrainte réglementaire, comme le recommandent les tech bros.
Plus récemment, en 2022, l'entrepreneur-investisseur Balaji Srinivasan théorise la création ex nihilo d'Etats d'un genre nouveau dans son livre autoédité « The Network State : How to Start a New Country ». Il définit ces nouveaux pays comme « des communautés virtuelles aux valeurs parfaitement alignées avec une capacité d'action collective issue d'un crowdfunding destiné à acquérir des territoires dans le monde entier pour gagner ensuite une reconnaissance diplomatique. […] Un Network State, écrit Srinivasan, est un réseau social moralement innovant et doté d'une profonde conscience nationale. »
Il déroule ensuite les moyens : les cryptomonnaies, la blockchain pour assurer l'intégrité du recensement de la population, la distribution des revenus et garantir les titres de propriété. Srinivasan n'est pas un illuminé brouillon comme Curtis Yarvin ; il fait partie intégrante de l'establishment techno-financier entre sa fonction de directeur technique de la plateforme d'échange Coinbase et son affiliation à la firme de capital-risque de Marc Andreessen.
L'autre vecteur de propagation idéologique est plus récent et plus surprenant. Depuis peu, la Silicon Valley est gagnée par une dérive mystico-religieuse perpétuée par d'éminents broligarques. Dont Peter Thiel, évidemment.
Un prosélytisme qui divise
Il y a deux ans, lors de la soirée d'anniversaire de son ami et associé Trae Stephens - les deux ont cofondé Anduril, l'étendard de la défense tech -, le leader intellectuel de la broligarchie a sidéré son auditoire avec un discours où il était question de Jésus, des miracles et du pardon (une invocation paradoxale pour ce grand pratiquant de la vendetta personnelle).
C'est lors de cette soirée donnée au ranch de Stephens au Nouveau-Mexique que naîtra la fraternité religieuse ACTS 17 (Acknowledging Christ in Technology and Society), le chiffre 17 faisant référence à un chapitre de la Bible où l'apôtre Paul convainc des assemblées grecques de l'universalité de son message sur toutes les cultures. Depuis, les réunions informelles du groupe se multiplient, souvent à l'initiative d'influents technoïdes.
D'abord confidentielle, la question religieuse s'infiltre aujourd'hui jusque dans les grands acteurs de la tech. Chez Y Combinator, l'incubateur emblématique de la tech aux 600 milliards de dollars de capitalisation cumulée, certains s'irritent de l'omniprésence du prosélytisme religieux sur la messagerie interne.
MEI vs DEI
Les uns y voient un nouvel avatar des politiques d'identité américaines, d'autres pensent que c'est un substitut aux principes de la responsabilité sociale des entreprises - la RSE ne fait pourtant l'objet que d'une adoption timide dans la tech. Ce serait, disent-ils, la juste revanche du MEI (Merit, excellence and intelligence) sur le DEI (Diversity, equity and inclusion) rayé de la carte par cette nouvelle droite téléguidée depuis Washington et qui imprègne la tech.
Certains recoins de cette nouvelle idéologie glissent vers des doctrines encore plus baroques. Sur son profil X (ex-Twitter), Marc Andreessen se présentait un temps comme « tescrealist ». Le terme « Tescreal » est apparu pour la première fois en avril 2024 dans un article scientifique intitulé « The Tescreal bundle : Eugenics and the promise of utopia through artificial general intelligence ».
Sa coauteure, Timnit Gebru, est la bête noire des tech bros. Spécialiste de l'éthique dans l'intelligence artificielle, son licenciement par Google en 2020 après la publication d'un article dénonçant les dérives des IA génératives a fait d'elle l'égérie des sceptiques.
Dans son travail, cette chercheuse érythréenne a mis en évidence les sept idéologies qui sous-tendent la course à l'intelligence artificielle dite « générale » (AGI) : transhumanisme (quête de l'être humain augmenté) ; extropianisme (perpétuation sans limite du transhumanisme) ; cosmisme (transformation de l'univers, immortalité) ; singularitarisme (l'IA surpassant l'intelligence humaine) ; rationalisme (présenté ici comme le dogme absolu de l'efficacité) ; altruisme efficace (optimisation systématique de la solidarité et de la philanthropie) et long-termisme (nécessité de se focaliser sur le futur et ses promesses d'abondance).
On met facilement des noms de la fraternité technoïde sur ces concepts : Elon Musk évidemment, mais aussi Bryan Johnson, qui tente d'inverser son vieillissement, ou même Andreessen et son obsession de conduire pied au plancher le monde vers l'innovation, quoi qu'il en coûte. A chacun son idéal pour aller plus vite et plus loin, au diable tout le reste. Tout est une question de moyens. Ceux de la broligarchie technologique américaine sont presque uniques dans l'histoire.