Totor
Alors, ici une historienne du CNRS, spécialiste des médias, qui écrit dans un journal de centre gauche, qui n'est pas sous la coupe de Denis Robert, et surtout qui est très loin d'être complaisant avec LFI.
Elle fait, en particulier, un parallèle très intéressant avec les médias dans les années 30:
Claire Sécail, historienne des médias : « Face à la nature autoritaire de l’extrême droite, le cordon sanitaire se joue aussi dans les médias »
La disqualification de la gauche est le ciment d’une coproduction médiatique entre le pouvoir macroniste et le groupe du milliardaire ultraconservateur Vincent Bolloré, qui participe activement à la polarisation de la société, affirme l’historienne des médias Claire Sécail, dans une tribune au « Monde ».
https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/19/face-a-la-nature-autoritaire-de-l-extreme-droite-le-cordon-sanitaire-se-joue-aussi-dans-les-medias_6241241_3232.html
L’appétit de l’argent et l’indifférence aux choses de la grandeur avaient opéré en même temps pour donner à la France une presse qui, à de rares exceptions près, n’avait d’autre but que de grandir la puissance de quelques-uns et d’autre effet que d’avilir la moralité de tous. Il n’a donc pas été difficile à cette presse de devenir ce qu’elle a été de 1940 à 1944, c’est-à-dire la honte de ce pays. »
L’éditorial du journaliste et résistant Albert Camus paru dans Combat le 31 août 1944, qui établit un continuum entre la presse de la fin de la IIIe République et la presse collaborationniste de la seconde guerre mondiale, résonne aujourd’hui avec acuité. Malgré les différences évidentes de contexte politique et médiatique, la société française des années 1930 et celle des années 2020, confrontées à la poussée de l’extrême droite, traversent une crise non seulement politique, mais également morale, dont certains médias, parce qu’ils ont activement contribué à la polarisation de la société, ne peuvent s’exonérer.
Dans les années 1930, la polarisation politique entre blocs de gauche et de droite avait favorisé l’extrême droitisation d’une presse déjà conservatrice et le renouveau d’un journalisme pamphlétaire de plus en plus fasciné par les modèles autoritaires de l’Italie fasciste ou de l’Allemagne nazie. Dans un paysage informationnel dominé par une presse écrite d’opinion de tradition littéraire, ces journaux avaient violemment porté la charge contre des « ennemis » identifiés : la gauche communiste, la République, les juifs…
Dans les années 2020, la polarisation médiatique, qui s’est accélérée depuis une décennie, est d’autant plus dangereuse qu’elle profite d’une redoutable combinaison de facteurs socioculturels. Il y a d’abord le noyau dur de la polarisation du débat public : l’écosystème informationnel érigé par Vincent Bolloré depuis sa prise de contrôle du groupe Canal+, en 2015. Mise au pas de la critique au sein des rédactions, suppression des émissions d’enquête et de satire, multiplication de programmes conversationnels en rupture avec le principe d’honnêteté de l’information, dévoiement du pluralisme interne des courants de pensée et d’opinion : on connaît les jalons du travail idéologique qui a réussi à imposer un agenda libéralo-conservateur, devenu surtout libéralo-réactionnaire depuis la « séquence Zemmour » (2019-2022).
Indifférenciation politique
Les études du cas Fox News le montrent bien : la polarisation médiatique est un levier d’action pour renforcer la polarisation de la société, condition nécessaire au basculement ou au maintien du rapport de force politique à l’occasion d’une échéance électorale. La disqualification de la gauche est le ciment de la coproduction médiatique entre le pouvoir macroniste et les artisans d’une « union des droites » autour de Vincent Bolloré. Les coulisses de ces jeux d’influence sont aujourd’hui révélées au grand jour : le responsable d’un parti gaulliste orchestrant son ralliement à l’extrême droite avec le milliardaire, un conseiller élyséen annonçant la dissolution à un présentateur de CNews avant le premier ministre, etc.
Sur les plateaux bolloréens, la diabolisation d’une gauche radicale a remplacé l’antibolchevisme de l’entre-deux-guerres, d’autant plus facilement que la stratégie de conflictualisation mise en œuvre par La France insoumise pour gagner en visibilité a progressivement alimenté les polémiques sur les comportements politiques. Le bouc émissaire érigé en figure de l’« anti-France » est musulman comme il fut juif avant-guerre, subissant les mêmes amalgames racistes alimentés par ceux qui profitent aujourd’hui des peurs face au terrorisme islamiste et cherchent à faire oublier l’antisémitisme virulent de l’extrême droite identitaire.
Mais il y a des différences, qui montrent le danger actuel. Car si l’extrême droitisation médiatique des années 1930 a conduit à cet « avilissement de la moralité de tous » dont parle Camus, ce sont les circonstances spécifiques de la guerre qui ont porté cette extrême droite au pouvoir en juin 1940. Après le 21 avril 2002, le sursaut de la société, médias y compris, avait réaffirmé avec clarté la nécessité de la digue républicaine. Aujourd’hui, alors que l’extrême droite peut prétendre accéder au pouvoir par les urnes, une partie des médias s’accommode d’une indifférenciation entre des forces politiques démocratiques et cette extrême droite qui menace les démocraties en s’attaquant aux droits et aux libertés.
« Donneur de leçons »
Comment en sommes-nous arrivés là ? La montée du populisme est une première explication. La « bataille culturelle » du populisme de droite a profité du récit d’un populisme de gauche pour capter d’autres segments de la population, notamment l’électorat populaire, ce que n’avait pas réussi à faire l’extrême droite médiatique des années 1930.
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Une seconde raison renvoie à la responsabilité de médias au-delà de l’écosystème Bolloré dans la normalisation de l’extrême droite. Les indices d’une polarisation par capillarité s’accumulent depuis quelques années à travers l’acculturation aux formats bolloréens : faire passer pour du pluralisme la réduction des opinions à une confrontation toujours plus antagoniste et binaire ; effacer l’identité « extrême » d’invités politiques ou de chroniqueurs d’extrême droite (désormais récurrents), alors qu’il existe des catégories objectives d’affiliation à cette famille politique. L’audiovisuel public n’est pas en reste, lorsqu’il réduit l’antenne d’humoristes érigés en « gauchistes », quitte à sacrifier le symbole de liberté qu’ils incarnent.
Face à la nature exclusive et autoritaire de l’extrême droite, le cordon sanitaire se joue dans la société comme dans les médias. La société française, plurielle et complexe, n’est pas ce que l’écosystème polarisé Bolloré veut en présenter. A la Libération, personne n’aurait songé à traiter l’intellectuel Camus de « donneur de leçons », comme le font aujourd’hui les populistes contre toute parole d’exigence morale (éthique du journalisme, qualité du débat public, refus de l’essentialisation).
La moralisation nécessaire de l’écosystème médiatique ne renvoie pas aux sensibilités subjectives des personnes, mais aux normes de conduite qu’une communauté professionnelle a érigées et aux pratiques collectives qui, par intérêt ou confort, peuvent s’éroder. Notre paysage médiatique actuel correspond à une sédimentation de renoncements politiques, journalistiques et civiques. Au fond, à notre apathie contemporaine quant à ce que requiert la culture démocratique, aussi précieuse que fragile.
Claire Sécail est chercheuse CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis/université Paris Cité) et historienne des médias. Elle a notamment écrit Touche pas à mon peuple (Seuil, 84 p., 5,90 €).